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Tandis que mai faisait place à juin, j’acquis la conviction que, quelque part, un nœud coulant était en train de se refermer, lentement mais inexorablement. Mais qui l’avait tressé, et autour de quel cou, je n’en avais aucune idée. D’impressionnante, la chaleur tropicale devint carrément démentielle, et, les alizés brillant par leur absence, on avait l’impression d’être coincé sous le marteau du soleil frappant sans répit l’enclume de la mer aveuglante.
Les nouvelles du front étaient mauvaises, en Europe comme en Asie, à peine émaillées de quelques faits rassurants qui empêchaient les plus sensibles de sombrer dans le désespoir.
Le 1er juin, le Mexique déclara la guerre à l’Axe.
« Cette fois-ci, ça y est, commenta Hemingway lorsque le poste à ondes courtes du Pilar nous apprit la nouvelle. Hitler et Tojo vont sans doute jeter l’éponge quand ils seront au courant. Avant la fin du mois, les troupes d’élite de l’armée mexicaine auront envahi l’Europe et le Japon. »
Le 4 juin, les Japonais déclenchèrent une attaque massive sur l’île de Midway. L’équipage du Pilar passa les quatre journées qui suivirent à guetter les comptes rendus concis de l’affrontement ; exception faite de mon humble personne, tout le monde avait son mot à dire sur la nouvelle ère qui s’ouvrait en matière de conflit maritime. Hemingway affirmait que l’époque des cuirassés et des canonniers était révolue, tout comme celle des arbalètes, et que le type d’affrontement auquel nous assistions – les porte-avions lâchant leurs chasseurs sur des flottes croisant à plusieurs centaines de milles de distance – déciderait de la suite de la guerre. De toute évidence, l’amiral Ernest King, qui commandait la flotte américaine, était de son avis, car, alors même que la bataille restait incertaine, il déclara à la presse que son issue altérerait le cours de la guerre. Le 7 juin, la marine américaine se proclamait victorieuse, mais plusieurs mois devaient s’écouler avant que nous ne prenions conscience du caractère décisif de cette victoire.
Le 4 juin, on apprit également qu’un patriote tchèque avait assassiné Reinhard Heydrich, le chef des SS, alors présent dans ce pays. Grâce à mes activités clandestines au Camp X de la ESC, je savais que cet « acte de résistance tchèque » était en fait une opération britannique soigneusement planifiée, les Tchèques n’en ayant été que les exécutants. C’étaient William Stephenson et Ian Fleming qui avaient eu l’idée d’éliminer Heydrich. Je ne fus nullement surpris quand on apprit, le 10 juin, que les nazis avaient rasé le village tchèque de Lidice, exécutant en représailles plus de 1 300 de ses habitants. À en croire la rumeur, si les nazis avaient jeté leur dévolu sur Lidice, c’était parce que l’un des assassins d’Heydrich y avait peut-être passé une nuit.
Et la guerre continuait. À la mi-juin, le maréchal Rommel chassa les Britanniques d’Afrique du Nord à coups de pied au cul. Les Japonais s’emparèrent de deux îles dans les Aléoutiennes, et les avions américains coulèrent six navires nippons dans cet archipel. En dépit du vibrant discours de Marlene Dietrich sur le courage des Russes, il devenait clair que les Allemands faisaient reculer les Soviétiques dans les steppes et que Sébastopol, la grande base navale des bords de la mer Noire, ne tarderait pas à tomber.
Le 13 juin, FDR autorisa la création de l’Office of Strategic Services, augmentant et consolidant l’autorité de l’ex-COI de Wild Bill Donovan. J’eus la tentation d’envoyer une carte de félicitations à Wallace Beta Phillips, mais je lui avais déjà fait parvenir en guise de cadeau le message relatif au convoi britannique – sachant que l’équipe de Donovan en était déjà informée mais remplissant ma part du contrat –, et quand j’avais essayé de l’appeler au Nacional vers la fin mai, on m’avait dit que le petit homme était parti pour Londres après avoir réglé sa note.
Pour en revenir à nos propres activités, les journaux américains et cubains datés du 29 juin annoncèrent que le FBI avait capturé huit saboteurs allemands à Long Island. Rien ou presque dans leurs articles ne correspondait à la réalité, mais c’était la première fois que nous avions connaissance des suites du rapport d’Hemingway, rédigé un mois plus tôt.
L’écrivain avait été déçu par le peu d’enthousiasme qu’avait suscité le rapport en question. L’ambassadeur Braden ne lui avait pas ménagé ses louanges, admirant l’efficacité de son réseau et lui assurant que le FBI et la marine agiraient sans tarder dès que ces informations seraient vérifiées et confirmées. Le colonel Thomason lui avait fait parvenir, via la valise diplomatique de l’ambassade, un message de félicitations codé. Mais Hemingway avait perçu dans leurs réactions à tous deux un scepticisme sous-jacent qui l’avait mis en rage.
Quand j’avais rendu mon propre rapport à Delgado, je n’avais guère été surpris par sa réaction, à savoir un haussement des sourcils accompagné d’un rictus. Un mois s’écoula avant que Delgado ne me donne les détails de l’« arrestation des saboteurs ».
Aucun espion allemand n’avait été capturé à Long Island.
En dépit du rapport transmis par Hemingway à l’ambassade américaine et de celui que Delgado avait envoyé au directeur Hoover, les espions allemands avaient débarqué le 13 juin sans être inquiétés, ni par le FBI ni par la marine. Leur arrivée serait passée inaperçue s’ils n’étaient pas tombés par hasard sur un jeune garde-côte du nom de John Cullen. Alors que celui-ci effectuait une patrouille sur une plage non loin d’Amagansett, dans la nuit du 13 juin, il vit quatre hommes qui tentaient de gagner le rivage à bord d’un gros radeau. Cullen attendit qu’ils aient touché terre. Ils lui assurèrent – d’une voix ou perçait à peine leur accent allemand – qu’ils étaient pêcheurs, que leur bateau s’était échoué et qu’ils allaient chercher de l’aide à la ville la plus proche.
Cullen n’était pas tout à fait convaincu. Non seulement ces hommes avaient un léger accent et portaient des costumes de ville, mais l’un d’eux s’était laissé aller à parler allemand avec ses camarades. Et de toute évidence, ils étaient armés de Lügers. Par-dessus le marché, le soleil levant permettait de distinguer nettement un sous-marin allemand ensablé à une quarantaine de mètres du rivage.
Les maîtres espions de l’Abwehr agirent comme l’aurait fait tout agent secret bien entraîné n’ayant pas froid aux yeux : ils proposèrent à John Cullen d’acheter son silence moyennant la somme de 260 dollars, soit la totalité de ce qu’ils avaient sur eux à ce moment-là. Gardant un œil sur leurs armes et l’autre sur l’U-Boot, Cullen accepta leur fric et regagna en hâte la station des garde-côtes, où ses supérieurs s’assirent sur son rapport pendant plusieurs heures. S’ils l’avaient cru, s’ils avaient réagi avant l’aube, ils auraient retrouvé les quatre agents nazis attendant impatiemment le train de 6 h de la Long Island Railroad en gare d’Amagansett et l’U-Boot cherchant bruyamment à se dégager du banc de sable où il était empêtré.
Finalement, les garde-côtes envoyèrent Cullen et quelques hommes jeter un coup d’œil sur la plage. Les espions et le sous-marin avaient disparu, mais ils trouvèrent des traces d’excavation dans les dunes et mirent au jour une réserve d’explosifs, d’amorces, de détonateurs, de fusées et de bombes incendiaires camouflées sous forme de stylos. Plus des caisses contenant des uniformes allemands, du cognac et des cigarettes. Forts de l’expérience que leur conféraient leurs années de service, les officiers des gardes-côtes, après mûre réflexion, décrétèrent que cette découverte n’était pas concluante. Ils allaient attendre quelque temps avant de la signaler.
Plus tard, ce même jour, le FBI eut connaissance du débarquement grâce à un policier de Long Island qui avait vu les garde-côtes passer la matinée à faire des trous dans la plage. En milieu d’après-midi, le Bureau passait à l’action, envoyant une demi-douzaine d’agents d’élite sur la plage, afin d’y effectuer une « surveillance discrète ». À celle-ci se joignirent une trentaine de civils en chaise longue qui contemplaient les garde-côtes en train de creuser.
Pendant ce temps, les quatre agents allemands avaient pris le train de New York et s’étaient séparés en deux paires. Ils s’empressèrent de louer des chambres dans des hôtels de luxe et de déjeuner dans des restaurants de luxe. Le même jour, le directeur Hoover décréta un blackout total vis-à-vis de la presse et mit toutes les antennes du FBI en état d’alerte, déclenchant la plus grande chasse à l’homme de toute l’Histoire du Bureau. Mais les agents de l’Abwehr avaient disparu sans laisser de traces.
« C’est là que ça devient vraiment marrant », commenta Delgado.
Deux des agents en question – George John Dasch, le chef du groupe, et Ernst Peter Burger, son équipier – avaient décidé chacun de son côté de renoncer à leur mission. Dasch avait passé presque vingt ans aux États-Unis avant d’être recruté par l’Abwehr, et, apparemment, sa loyauté envers le Reich était douteuse. Burger venait de décider de s’emparer des 84 000 dollars que leur avait fournis l’amiral Canaris et de disparaître dans la nature. Chacun d’eux était résolu à tuer l’autre s’il n’acceptait pas de trahir le Vaterland.
Les deux hommes finirent par s’entendre. Dasch prit l’argent et téléphona à l’antenne new-yorkaise du Bureau afin d’annoncer leur reddition. L’agent spécial chargé de répondre au téléphone ce jour-là l’écouta attentivement : Dasch et son équipier venaient de débarquer à Long Island pour une mission de sabotage, et ils étaient prêts à livrer leurs 84 000 dollars au FBI si quelqu’un venait les chercher.
« Ouais, fit l’agent spécial, et, hier, c’est Napoléon qui a appelé. » Et il raccrocha.
Insulté, mais pas découragé pour autant, George John Dasch mit l’argent dans une valise et prit le train pour Washington afin de rencontrer J. Edgar Hoover en personne. Après avoir passé l’après-midi à se faire balader d’un bureau à l’autre du ministère de la Justice, Dasch obtint enfin d’être reçu cinq minutes par D. M. Ladd, « Mickey » pour les intimes. De toute évidence, Ladd était aussi peu convaincu que son subalterne new-yorkais, et il allait reconduire Dasch à la porte lorsque l’agent allemand lâcha sa valise et répandit des billets verts sur le sol de son bureau.
« Foutredieu, déclara alors le troisième assistant de J. Edgar Hoover et directeur de la Domestic Intelligence Division. C’est des vrais ? »
Le Bureau interrogea Dasch pendant huit jours d’affilée. Selon Delgado, l’agent allemand raconta tout ce qu’il savait sur les contacts, les codes, les opérations de sabotage et le planning de l’Abwehr. Puis, voyant que l’intérêt du FBI commençait à s’émousser, il donna des informations supplémentaires sur la production et les projets d’armements des nazis, ainsi que sur le sous-marin qui les avait débarqués à Long Island. Il informa aussi le Bureau d’un prochain débarquement d’espions à Jacksonville, celui-là même qu’Hemingway avait annoncé dans son rapport.
Le 20 juin, Burger et les deux autres agents présents à New York furent arrêtés à leur tour. Ils se mirent aussitôt à table.
Hoover attendit le 27 juin, jour où les saboteurs débarqués en Floride rencontrèrent leurs contacts à Chicago, pour appréhender d’un coup les quatre agents allemands. Le même jour, il fit informer la presse, s’abstenant de détailler la façon dont le FBI avait mené son opération. « Cela devra attendre la fin de la guerre », déclara le porte-parole du FBI, officiellement et officieusement. Néanmoins, ainsi que me l’expliqua Delgado, Hoover profita d’une série de mémos envoyés au président Roosevelt et d’une série d’entretiens « confidentiels » avec des journalistes pour donner l’impression qu’un super-agent (ou plusieurs) s’était non seulement infiltré dans le commandement de l’Abwehr – recevant au passage le même entraînement que les saboteurs capturés sur le sol américain –, mais aussi dans la Gestapo et peut-être dans le haut commandement allemand. Il laissa également entendre à mots couverts que lui, J. Edgar Hoover, s’était personnellement rendu à Long Island et en Floride pour assister au débarquement des agents allemands déjà repérés.
Un mois et demi après ces fameux débarquements, je demandai à Delgado quelle récompense avaient reçue George John Dasch et Ernst Peter Burger, ces hommes qui s’étaient livrés à nous, avaient trahi leurs camarades et avaient fourni au Bureau quantité d’informations précieuses.
« Ils ont été jugés par un tribunal secret, me répondit-il. Condamnés à mort tous les huit. Six d’entre eux ont déjà été électrocutés à la prison du District de Columbia. Vu les services qu’ils ont rendus aux États-Unis, Burger et Dasch ont vu leur sentence commuée en une condamnation aux travaux forcés, à perpétuité pour le premier, à trente ans pour le second.
— Le directeur devient sentimental avec l’âge », commentai-je. Puis j’ajoutai : « Que sont devenus nos rapports ? Hoover aurait pu être sur la plage, à attendre que ces crétins touchent terre. »
Delgado haussa les épaules. « Mon rôle se borne à transmettre les conneries que vous rédigez, Lucas. Je ne peux obliger personne à les lire. »
Il allait falloir attendre la mi-juin au plus tôt pour que le Southern Cross soit réparé et remis à flot, mais Hemingway fit partir le Pilar en patrouille dès le mois de mai, et en juin, il commença à entraîner ses hommes pour des patrouilles plus longues. Parfois, il emmenait à bord la totalité de son équipage : Winston Guest, son « premier maître » ; Gregorio Fuentes, second et bosco ; Juan Dunabeitia, alias Sinsky le Marin ; Patchi Ibarlucia ; Fernando Mesa, un garçon de café en exil, originaire de Barcelone (et peu fiable à mon avis) ; Roberto Herrera ; Don Saxon, le marine opérateur radio, et moi.
Je me familiarisai avec les amers, les points de repère que tous les pêcheurs utilisent pour retrouver leur route. Pour nous, une vieille maison en bord de mer, près de Cojimar, signalait l’approche du Hondon de Cojimar, un gouffre sous-marin où la pêche était excellente. Nous l’avions baptisée la Maison rose, ou encore la Maison du prêtre. À un peu plus d’un mille nautique – ce que nous appelions un « mille Hemingway » – se trouvait le champ de tir de La Cabana, une forteresse à l’entrée de la baie de La Havane. Hemingway et Ibarlucia m’assurèrent que ce coin grouillait de marlins quand le courant était fort, mais ces « croisières d’entraînement » ne nous laissaient guère le temps de les taquiner. Le Gulf Stream coule au large de La Havane en direction de l’est, tel un fleuve au sein de la mer, d’une largeur de soixante milles et d’une vitesse allant de 1,2 à 2,4 nœuds. Cette vitesse augmente avec la profondeur, et les eaux sont d’un bleu plus intense sur son parcours. Sur ce fleuve bleu naviguaient les bateaux à ordures de La Havane, qui allaient décharger leur cargaison en eaux profondes ; ils étaient entourés de centaines de mouettes et de douzaines de bateaux de pêche, tous attirés par les poissons qui se repaissaient de détritus. Parfois, Hemingway mettait le Pilar en queue de convoi – les ordures, les mouettes, les pêcheurs et nous –, le navire soi-disant affrété par le Muséum américain d’histoire naturelle traînant souvent derrière lui le Tin Kid, son petit auxiliaire. « Regardez ça, Lucas, me dit-il par un matin ensoleillé. La mer nous donne tout – la vie, la nourriture, le temps, le bruit du ressac la nuit, des ouragans pour mettre un peu d’animation –, et voici comment nous la payons en retour. » Il désigna les tonnes d’ordures que l’on jetait par-dessus bord dans les eaux d’un bleu soutenu.
Je haussai les épaules. L’océan me semblait assez vaste pour accueillir quelques immondices.
Hemingway choisit comme base d’entraînement une zone autour de Cayo Paraiso. Des bidons de carburant nous servaient de cibles. Au lieu de les larguer sans cérémonie et de les démolir à coups de mitraillette Thompson, l’écrivain insista pour que nous y peignions des visages – caractérisés par des yeux mauvais, une mèche sur le front et une moustache à la Charlie Chaplin. Comme on pouvait s’y attendre, l’équipage eut vite fait de donner à ces cibles le sobriquet de « Hitler ».
Il nous arrivait souvent de jeter l’ancre près d’une bouée et de nous entraîner au lancer de grenades. Patchi Ibarlucia et Roberto Herrera se révélèrent d’authentiques champions, lançant les « ananas » beaucoup plus loin que je ne l’aurais cru possible… et atteignant le plus souvent le disque de trois mètres de diamètre figurant la cible.
« En plein sur la tourelle ! » hurlait Hemingway depuis la passerelle de pilotage, où il observait les explosions à la jumelle.
L’épave d’un cargo était échouée à la pointe nord de l’îlot, et Hemingway nous entraîna à l’abordage : il approchait le bateau le plus près possible, lançait les grappins, et nous surgissions sur le pont, armés de grenades et de mitraillettes, escaladions les cordes pour atterrir sur la cabine pourrie du cargo en hurlant « Hande Hoche ! » et autres ordres en allemand jusqu’à ce que l’invisible équipage nazi se rende sans avoir combattu. Parfois, cependant, Hemingway nous signalait une résistance, et nous lancions des grenades et des bâtons de dynamite dans les coursives, quittant ensuite l’épave en quatrième vitesse.
Sur une note plus réaliste, nous nous livrions également à des exercices d’évacuation – la marine nous avait équipés d’un radeau gonflable en guise de canot de sauvetage. Un radeau jaune canari avec des petites rames pliantes d’un bel orange. Je pense que je ne me suis jamais senti aussi ridicule que lors de ces exercices – nous étions huit ou neuf entassés dans ce stupide radeau, ramant contre un courant bien décidé à nous conduire en Europe, tous coiffés de « sombreros scientifiques », des chapeaux de paille à larges bords qu’Hemingway avait achetés en vue de l’opération Sans-ami, qualifiés de « scientifiques » parce que tout ce qui se trouvait à bord du Pilar était « scientifique » en raison de ce stupide pavillon.
« C’est là qu’ils nous font prisonniers et nous abattent, pas vrai, Ernesto ? » demanda Guest durant l’un de ces exercices.
Hemingway se contenta de froncer les sourcils, mais un peu plus tard, alors que nous buvions une bière fraîche à bord du Pilar, il nous montra quelque chose. Un document dactylographié sur beau papier, avec un en-tête impressionnant :
BUREAU DE L’ATTACHÉ AUX AFFAIRES MARITIMES
ET AÉRIENNES
AMBASSADE DES ÉTATS-UNIS D’AMÉRIQUE
LA HAVANE, CUBA
18 mai 1942
À toutes les personnes concernées,
Tout en effectuant des prélèvements sur la faune sous-marine pour le compte du Muséum américain d’histoire naturelle, le señor Ernest Hemingway, à bord de son bateau le Pilar, se livre à des expériences sur du matériel radio, expériences qui ont été portées à la connaissance du soussigné, sont connues pour être arreglado et ne sont en aucune façon subversive.
(signé)
Hayne D. Boyden
Colonel du Corps des marines des États-Unis d’Amérique
Agregado Naval de los Estados Unidos,
Embajada Americana
« Ceci est notre lettre de marque, déclara Hemingway. Comme au temps jadis, elle nous confère un statut légal… elle nous distingue des espions et des pirates… et elle empêchera les Allemands de nous abattre si la chance tourne lorsque nous attaquerons un de leurs sous-marins. Les Allemands sont des salauds, mais ils respectent scrupuleusement la loi. »
Hemingway dut expliquer en détail ce qu’était une lettre de marque à l’époque des corsaires et des boucaniers, et, pendant qu’il dégoisait, je le regardai sans rien dire, me demandant s’il pensait vraiment que ce chiffon de papier nous éviterait de recevoir une balle de 9 mm dans la nuque si jamais l’équipage d’un sous-marin allemand venait à nous capturer après que nous aurions échoué à le couler. Pour la énième fois, je me rendis compte que le señor Hemingway, non content d’édifier des mondes imaginaires pour ses livres, vivait également en eux.
Parfois, seuls Hemingway et moi embarquions à bord du Pilar, et nous nous consacrions à des exercices de navigation et de transmission radio. L’écrivain fut surpris lorsque je lui appris que je savais me servir de la radio à ondes courtes et de l’équipement de détection. « Bon sang, fit-il, on n’avait pas besoin de Don Saxon.
— Vous aurez besoin de lui quand je resterai à terre pour m’occuper de l’Usine à forbans. » Cela m’arrivait assez souvent – environ un jour sur deux –, et je passais mes journées à faire le tour des « agents de terrain » de l’écrivain, qui me faisaient leur rapport, ou à rester assis dans le cottage, recevant d’autres rapports de visiteurs furtifs qui arrivaient et repartaient en passant à travers champs.
Quelques jours avant que le Southern Cross reprenne la mer, le journal de bord du Pilar portait les mentions suivantes :
12 juin 1942 : Patrouille jusqu’à Puerta Purgatorio… Retour 5 h 30.
13 juin : Tour de veille de 2 h à 7 h. Sortie avant l’aube, patrouille de 12 milles jusqu’au soir. Retour à 20 h. Win Guest allé à Bahia Honda à bord auxiliaire.
14 juin : Tour de veille à partir de 4 h. Sortie à l’aube. 8 h 20. Patrouille jusqu’à 13 h, puis jeté l’ancre à 16 h avec provisions.
« Win Guest allé à Bahia Honda à bord auxiliaire » : sous cette phrase sèche se dissimulait un petit drame. Ce jour-là, nous étions six à bord, en quête de sous-marins dans une zone où des pêcheurs cubains en avaient aperçu, lorsqu’un message chiffré émanant de la marine nous ordonna de venir chercher des instructions à Bahia Honda. Le temps était franchement mauvais – des menaces de tempête au nord et à l’ouest, des creux d’un mètre cinquante –, mais Hemingway envoya Winston Guest et Gregorio Fuentes chercher ces fameuses instructions à bord du Tin Kid.
« Le temps commence à se gâter, Ernest », lui dit Guest, accroché au bastingage du Pilar.
Fuentes ne fit aucun commentaire, mais le regard inquiet qu’il jetait sur l’horizon en disait long.
« Rien à foutre du temps, répliqua sèchement Hemingway. Nous avons reçu des ordres, messieurs. Les premiers depuis le début de l’opération. Je veux vous voir ici avec avant l’aube, morts ou vifs. »
Le milliardaire et le vieux Cubain opinèrent, attrapèrent en hâte des provisions d’eau et de nourriture, puis bondirent dans le petit bateau. Plus tard, ils nous racontèrent que la traversée avait été aussi pénible que prévu et qu’ils n’étaient arrivés à Bahia Honda que passé neuf heures du soir, y retrouvant leur contact américain qui leur avait donné une enveloppe étanche. Guest et Fuentes s’étaient bien gardés de l’ouvrir – c’était là le privilège d’Hemingway – et, après avoir mangé un repas froid et dormi deux heures, ils avaient entamé le périple de retour.
Au lever du soleil, Hemingway s’isola pour ouvrir l’enveloppe scellée. Quelque temps plus tard, il remonta sur le pont et ordonna à Fuentes et à Ibarlucia de lever l’ancre.
« Nous retournons à Cojimar. » Il étala une carte sur le panneau de contrôle de la passerelle principale. « Nous allons faire des provisions. Lucas, vous resterez à la finca pour vous occuper de l’Usine à forbans. Nous avons reçu l’ordre de nous rendre… ici. » Son doigt se planta sur la carte.
Tout le monde se tordit le cou pour mieux voir. Hemingway désignait une série d’îlots au nord de Camagüey, dans une zone située au nord-est de la côte que nous n’avions pas encore patrouillée.
« Lucas, me dit-il alors que nous regagnions le port sur les eaux agitées, en plus de vous occuper de l’Usine à forbans, vous devrez garder un œil sur le Southern Cross et nous envoyer un message radio dès qu’il semblera sur le point de sortir en mer.
— Entendu. » Quelle que soit la nature de ses « ordres secrets », Hemingway n’était pas disposé à m’en parler. Cela ne me dérangeait pas, mais je regrettais d’être obligé de rester à terre alors que le Pilar partait pour de bon en voyage. Je préférais la mer à la ferme, et, si stupides qu’aient été certains de nos exercices d’entraînement, le temps que je passais en mer était plus réel à mes yeux que celui que je consacrais à l’Usine à forbans.
Je passai cette période à diriger le réseau d’espionnage, à surveiller Maria et à réfléchir sur Ernest Hemingway. « Dites-moi qui est cet homme », m’avait ordonné le directeur Hoover. Je n’étais pas sûr de pouvoir répondre à cette question.
Mais, une fois coincé sur terre, je repensai au Hemingway que j’avais vu en mer.
Rares, à mon sens, étaient les épreuves susceptibles de révéler la vraie nature d’un homme. Le combat en faisait peut-être partie, mais je n’aurais su le dire, car je n’étais jamais allé à la guerre. Les combats que j’avais livrés étaient discrets, invisibles, extrêmement brefs, et la survie était leur seule récompense. Défendre sa famille contre une menace était sans doute l’une de ces épreuves, me disais-je, mais jamais je n’avais eu une famille à protéger… ou à perdre – du moins depuis que j’avais atteint l’âge adulte.
Mais la mer… c’était une épreuve que je comprenais.
Des centaines de milliers d’hommes prennent la mer, mais quitter la terre à bord de son propre bateau, la perdre de vue ainsi que le faisait régulièrement Hemingway, voilà qui était plus rare, plus dangereux. On peut prendre la mesure d’un homme à la façon dont il traite la mer, avec indifférence ou avec le respect qu’elle mérite, à la façon dont, parfois, son ego le rend aveugle à la puissance de l’océan qui l’entoure.
Hemingway traitait la mer avec un respect d’adulte. Il se tenait debout sur sa passerelle, ses jambes nues solidement campées pour résister, sans même qu’il en ait conscience, au roulis et au tangage, son torse nu bronzé par le soleil, ses cheveux noirs luisants de sueur, ses joues mangées par une barbe de deux jours et ses yeux invisibles sous la visière de sa casquette. Hemingway faisait attention à la mer. Il ne jouait jamais au matamore quand il devait guetter le mauvais temps, étudier les courants et les marées, virer de bord lorsqu’un début de tempête assombrissait l’horizon ou faisait baisser le baromètre, ou encore affronter cette tempête avec courage lorsqu’il était impossible de s’en abriter. À bord de son bateau, Hemingway ne tirait jamais au flanc… il prenait son tour de veille quelle que soit l’heure, ne rechignait jamais à travailler dans l’eau de cale puante, ni à se couvrir de cambouis en réparant les moteurs, ni à évacuer la merde des conduits, à la main si c’était nécessaire. Il faisait ce qui devait être fait.
J’avais six ans quand mon père est mort en Europe. J’en avais cinq quand il avait quitté la maison. À en juger par les deux photographies que nous avions de lui, il ne ressemblait nullement à Hemingway. Si l’écrivain avait un torse puissant et des jambes solides, un cou de taureau et une tête imposante, mon père était un homme mince et plutôt distingué, avec des doigts longilignes, un visage étroit et une peau qui, l’été, bronzait tellement vite qu’il se faisait souvent traiter de « nègre » par les étrangers.
Mais la vision d’Hemingway en mer éveillait en moi les rares souvenirs que j’avais de mon père, et surtout ceux que j’avais de mon oncle. C’était peut-être la façon si élégante qu’il avait de se camper sur ses jambes, ou de discuter sans perdre de vue la mer et le ciel qui l’entouraient. Hemingway était plutôt pataud – j’avais déjà constaté qu’il était sujet aux accidents et que sa vue était déficiente –, mais à bord du Pilar, il se déplaçait avec cette grâce qui est l’apanage des vrais marins.
Comme je commençais à le comprendre, Hemingway accordait à la mer une attention pleine et entière, la même qu’il accordait aux propos des femmes – du moins quand elles l’intéressaient. Et peut-être était-ce pour la même raison : il pensait qu’elles avaient quelque chose à lui apprendre.
Et Hemingway apprenait vite, je le savais déjà. Au fil de nos conversations, j’avais constaté qu’il n’avait eu aucun contact avec l’océan étant enfant, et très peu étant adulte, hormis en traversant l’Atlantique sur des paquebots – d’abord pour aller à la guerre en tant qu’ambulancier, puis pour en revenir blessé, puis pour repartir en Europe en tant que journaliste, pour en revenir avec son épouse afin de s’établir au Canada, et cetera. Ce fut en 1932 qu’Hemingway prit régulièrement la mer, à bord de l’Anita, un bateau appartenant à Joe Russell, l’un de ses amis de Key West. Russell lui avait appris les rudiments de la navigation et de l’entretien d’un bateau – ainsi que ceux du trafic de spiritueux, à en croire l’écrivain –, puis lui avait fait découvrir la pêche en haute mer et l’île de Cuba.
À en croire Ibarlucia et d’autres, Russell était récemment venu à Cuba pour rendre visite à son ami, et celui-ci avait traité le vieux trafiquant comme un grand-père bien-aimé, l’invitant à bord du Pilar, ne cessant de lui servir de la citronnade et de lui demander : « Êtes-vous à l’aise, Mr. Russell ? » Hemingway avait honoré son maître comme il le méritait, bien que l’élève eût depuis longtemps dépassé le maître en question.
C’était là, me dis-je, une des qualités d’Hemingway que ceux qui l’entouraient avaient tendance à négliger ou à sous-estimer. L’écrivain était de ces rares individus qui se laissent gagner par la passion de quelqu’un d’autre – la tauromachie, par exemple, ou la pêche à la truite, ou la chasse au gros gibier, ou la pêche en haute mer, ou encore la gastronomie et le goût du bon vin, ou le ski, ou le métier de correspondant de guerre – et qui, en quelques années, voire en quelques mois, deviennent l’expert, jusqu’à en remontrer au maître sur la beauté ou l’esthétique de l’activité qui l’a absorbé et qu’il a absorbée en retour. Alors, même le maître s’incline devant les connaissances de l’élève, traitant celui qui était naguère un amateur comme l’expert qu’il est devenu.
Hemingway était toujours un dilettante en matière d’espionnage ; jusqu’ici, il s’était débrouillé avec ses propres moyens. Que se passerait-il si je commençais à lui enseigner les réalités de ce jeu ? Son amateurisme évoluerait-il en expertise en l’espace de quelques mois ? Maîtriserait-il les complexités de l’espionnage et du contre-espionnage aussi bien qu’il maîtrisait aujourd’hui les dangereux caprices de l’océan ?
Peut-être. Mais je n’avais aucune raison de lui enseigner quoi que ce soit. Pas encore.
Delgado eut vite fait de percevoir l’ironie de ma situation : c’était moi le responsable de l’Usine à forbans pendant les dix jours que devait durer la mission de l’écrivain dans l’archipel de Camagüey. « On vous a envoyé ici pour surveiller ce cirque, et c’est vous qui le faites tourner. »
Je n’avais rien à lui répondre. J’étais trop occupé pour discuter.
La finca était relativement calme en l’absence d’Hemingway et de ses amis. Pichilo, le jardinier, s’affairait parmi les haies et les massifs ; Pancho Castro, le charpentier, construisait de nouvelles étagères et de nouvelles commodes pour la maison ; Ramon, le cuisinier, poussait des coups de gueule de temps à autre ; et René Villaréal, le valet de pied d’Hemingway, arpentait les lieux à pas de loup, assignant des tâches aux domestiques et veillant sur la propriété en l’absence de Roberto Herrera, responsable de la finca en temps normal. Roberto avait pris la mer avec le patron.
Durant tout le mois de mai et le début du mois de juin, Hemingway et Gellhorn avaient organisé à la finca de longues réceptions dominicales. Parmi les convives, nombreux et enjoués, on trouvait pas mal d’habitués : l’ambassadeur Braden et son épouse ; une foule de Basques, dont le traditionnel groupe de pelotaris ; des membres du personnel de l’ambassade tels Ellis Briggs, Bob Joyce, leurs femmes et leurs enfants ; quelques prêtres espagnols – notamment don Andrés Untzain –, ainsi que quelques milliardaires, Winston Guest, Tom Shevlin et des yachtmen en visite. Helga Sonneman s’était déplacée à deux ou trois reprises pendant que les réparations du Southern Cross se poursuivaient, mais Theodor Schlegel n’avait plus jamais remis les pieds à la finca. Et puis il y avait des personnages hauts en couleur qui étaient passés par là et restés pour dîner – Shipwreck Kelly, des pêcheurs cubains réputés comme Carlos Guttierez et de vieux amis venus exprès de Key West pour passer une journée avec l’écrivain et son épouse. Ces festivités étant provisoirement suspendues, les dimanches après-midi étaient si calmes que j’entendais les abeilles bourdonner dans le jardin pendant que je lisais les rapports dans le cottage.
La meilleure façon de protéger Maria Marquez du lieutenant Maldonado, avions-nous décidé, était de ne pas dissimuler sa présence. Xénophobie – je commençais à me faire à ce sobriquet – couchait toujours au cottage « Premier Choix », mais pendant la journée, elle travaillait à la finca avec les autres domestiques. Martha Gellhorn avait insisté pour que la jeune prostituée ne touche pas à la nourriture, mais cette restriction mise à part – plus le fait que Gellhorn ne voulait pas la voir –, Maria s’intégra sans peine dans le personnel de la ferme. Lorsque Gellhorn était absente – ce qui lui arriva très souvent en juin, Juan Pastor Lopez la conduisant de bon matin à La Havane et ne la ramenant que tard le soir –, Maria avait le droit, entre deux corvées, de se détendre au bord de la piscine ou de se promener dans la propriété.
Le lieutenant Maldonado ne s’était pas manifesté. Grâce aux rapports de l’Usine à forbans, je savais que la Police nationale recherchait toujours la prostituée disparue, tout comme certains des contacts phalangistes de Schlegel, mais je savais aussi que Maldonado et l’agent de l’Abwehr étaient trop occupés pour se consacrer personnellement à cette affaire de meurtre et à sa principale suspecte.
À mesure que je rassemblais les rapports des agents de terrain d’Hemingway et prenais un rôle plus directif dans l’opération, je commençais à voir sous un nouveau jour le réseau d’espionnage monté par l’écrivain. Il existe deux façons de créer un réseau d’espionnage ou de contre-espionnage efficace. La première, et la plus courante, consiste à cloisonner les agents de terrain en « cellules » : chaque cellule est autonome et ignore les activités des autres ; seuls leurs contrôleurs connaissent les noms des agents, leurs contacts, leurs codes et leurs objectifs, dans la mesure où cela est nécessaire. La solidité d’une telle structure est comparable à celle d’un navire pourvu de compartiments étanches : si l’on constate une fuite dans une cellule, les autres ne peuvent en être affectées vu leur isolation, ce qui permet au navire de rester à flot. La seconde façon de créer un réseau efficace – en particulier un réseau de contre-espionnage – est de faire en sorte que tous les agents se connaissent. Cela résout pas mal de problèmes de sécurité, car il est pratiquement impossible d’infiltrer ou de subvertir un tel groupe, et différents agents peuvent partager leurs informations et leurs objectifs. Les espions professionnels optent rarement pour cette solution – la British Security Coordination était une exception à la règle –, car il suffit d’une seule fuite pour faire couler tout le bateau.
Mais dans le cas de l’Usine à forbans, ce rassemblement de personnes hétéroclites fonctionnait étonnamment bien.
Il devint vite évident que si ni le lieutenant Maldonado ni son chef Juanito le Témoin de Jéhovah ne s’intéressaient à la piste Maria Marquez, c’était parce qu’ils étaient trop occupés à accepter des pots-de-vin du FBI et des services secrets allemands, pour lesquels ils jouaient également les coursiers.
Ces conclusions me laissèrent de prime abord dubitatif, mais à mesure que les rapports de l’Usine à forbans convergeaient dans ce sens, l’étendue de la corruption de Caballo Loco devint de plus en plus nette. Quoique toujours inexplicable.
À en croire les rapports que je recevais, les amateurs recrutés par Hemingway ne rataient rien de ce qui se passait à La Havane et dans les environs. Le chasseur de l’hôtel Plaza rapporta que le lieutenant Maldonado et Teddy Shell, alias Theodor Schlegel, s’était rencontrés six fois dans une suite louée par Shell. Le lieutenant de la Police nationale en ressortait toujours porteur d’une lourde valise. À deux reprises, une fille qui travaillait au salon de beauté du Prado avait suivi Maldonado jusqu’à la Banco Financiero International, dans la calle Linea. Les quatre autres fois, Maldonado avait été filé avec succès de l’hôtel à la banque par un individu connu sous le seul nom de code « agent 22 ». J’ignorais l’identité de cet agent 22, mais il était doué pour le travail de surveillance, même si ses rapports, rédigés au crayon à papier, étaient truffés de fautes d’orthographe dignes d’un enfant de dix ans. Un ancien noble espagnol, aujourd’hui membre du Conseil d’administration de la Banco Financiero International, nous apprit que le lieutenant Maldonado n’avait pas de compte personnel à cet établissement, mais qu’il existait un certain compte libellé au nom d’Orishas Incorporated – littéralement : « Dieu & Compagnie » – sur lequel Maldonado avait déposé soixante mille dollars américains, son supérieur, Juanito le Témoin de Jéhovah, l’ayant quant à lui alimenté de trente-cinq mille dollars.
Pourquoi l’Abwehr graissait-elle la patte à la Police nationale cubaine ? Ce n’était pas pour bénéficier de sa protection, je le savais. La police de Cuba fermait spontanément les yeux sur les activités des sympathisants nazis, des extrémistes phalangistes et des agents allemands présents sur le territoire.
Puis le FBI entra dans la danse. À deux reprises, un garçon de café chinois du Pacific Chinese Restaurant avait vu Caballo Loco rencontrer un Américain nommé Howard North devant cet établissement. Le vieil aveugle du Parque Central, qui reconnaissait la Chrysler 1936 de Howard North au bruit de son moteur, rapporta qu’à chaque fois elle avait emprunté le Prado en direction du Malecon. La seconde fois, notre intrépide agent 22 avait réussi à suivre la Chrysler à la sortie de l’avenida 5 jusqu’à la ville portuaire de Mariel, puis s’en était approché suffisamment pour voir le lieutenant de la Police nationale et le señor Howard North se promener sur les quais déserts. North avait donné au lieutenant Maldonado une mallette marron. Ce même après-midi, à en croire notre contact à la banque, Maldonado avait déposé quinze mille dollars américains sur le compte Orishas. Il avait effectué un dépôt identique le jour de sa première rencontre avec Howard North.
Celui-ci était un agent spécial du FBI affecté à l’antenne de La Havane.
Je ne m’étais pas adressé à Delgado pour avoir confirmation de ce fait. Le jeudi, alors qu’Hemingway poursuivait sa première semaine de mission dans l’archipel de Camagüey, j’avais livré à Bob Joyce mon rapport hebdomadaire et lui avais demandé s’il y avait un nouvel agent du FBI en ville.
« Comment l’avez-vous su ? » demanda Joyce en parcourant le compte rendu édulcoré que j’avais tapé à son intention. Il leva les yeux et me sourit. « Raymond Leddy, chef de l’antenne et agent de liaison avec l’ambassade, n’apprécie guère ce nouvel élément. L’agent spécial North. Arrivé tout droit de Washington il y a dix jours. À mon avis, on ne l’avait pas demandé et on n’a pas besoin de lui… il y a déjà seize agents à La Havane.
— L’agent spécial North est-il ici en mission spéciale ? Ne me répondez pas si c’est confidentiel, bien entendu. Je me demandais seulement si sa présence avait un rapport avec l’opération d’Hemingway. »
Bob Joyce gloussa. « Je ne pense pas que l’agent spécial North soit impliqué dans une quelconque opération. Il s’agit en quelque sorte d’un comptable. C’est pour ça que Leddy et ses potes de l’antenne sont énervés. Ils pensent que North a été envoyé ici pour éplucher leurs livres de comptes… pour vérifier que tous les pennies et tous les pesos dépensés le sont à bon escient.
— Il faut bien que quelqu’un fasse ce boulot », conclus-je. La Police nationale recevait des dizaines de milliers de dollars à la fois de Theodor Schlegel et du FBI. Que se passait-il donc ? Les pots-de-vin versés par l’Abwehr étaient directement liés aux activités clandestines du Southern Cross, c’était fort probable, mais pourquoi un comptable du FBI arrosait-il Caballo Loco et son supérieur ? Et le plus curieux dans l’histoire, c’était que l’antenne locale du Bureau n’était apparemment pas au courant.
La troisième semaine de juin, juste avant qu’Hemingway et ses amis reviennent de leur mission secrète, je convoquai l’agent 22.
On était le mardi 23 juin, et je me trouvais à la finca, assis à l’ombre en compagnie du Dr Herrera Sotolongo, avec qui je parlais de l’Usine à forbans, lorsque l’agent 22 daigna enfin venir au rapport.
Le médecin était au courant des activités d’Hemingway, bien entendu, mais contrairement à son frère, il n’avait pas souhaité entrer dans le réseau d’espions.
« Ernesto a insisté, me confia-t-il, mais j’ai refusé. Il m’avait même trouvé un nom de code – Malatobo –, mais j’ai éclaté de rire et je n’ai pas changé d’avis. »
Je ne pus m’empêcher de rire, moi aussi. Un malatobo était un type de coq de combat.
« Ernesto et ses noms de code ! reprit le médecin d’un air songeur en sirotant son gin-tonic. Saviez-vous, señor Lucas, qu’il s’était baptisé agent Zéro-Huit pour jouer à l’espion ? »
Je continuai de sourire. En effet, Hemingway signait tous ses rapports « agent 08 ».
« Pourquoi n’avez-vous pas souhaité participer à ces activités, docteur ? » demandai-je. Je savais qu’Herrera Sotolongo détestait encore plus le fascisme que tous ceux qui, ce jour-là, se trouvaient en compagnie de l’écrivain à bord du Pilar.
Le médecin, d’ordinaire paisible, posa son verre et tapa violemment du poing sur l’accoudoir de son fauteuil. « Je refuse de devenir un policier ! s’écria-t-il en espagnol. J’ai été soldat, bon sang, et je suis prêt à le redevenir… serment d’Hippocrate ou pas… mais policier, jamais ! J’ai toujours détesté les flics et les espions ! »
Je n’avais rien à répondre à cela. Puis le médecin reprit son verre et me regarda droit dans les yeux. « Et maintenant, Ernesto est entouré d’espions. Entouré de gens qui ne sont pas ce qu’ils semblent être. »
Je lui rendis son regard et lui demandai à voix basse : « Que voulez-vous dire ? »
Herrera Sotolongo vida son verre. « Ce milliardaire… cet ami… Winston Guest. »
J’avoue que j’ai tiqué. « Wolfer ? »
Le médecin eut un rictus. « Ah ! ces surnoms dont Ernesto nous affuble. Quelle plaie ! Saviez-vous, señor Lucas, que le señor Guest a dit à Fuentes, ainsi qu’aux autres membres d’équipage peu instruits, qu’il était le neveu de Winston Churchill ?
— Je l’ignorais.
— C’est vrai. En Angleterre, le señor Guest était un joueur de polo fort respecté. C’était aussi un chasseur nettement supérieur à Ernesto. Vous savez qu’ils ont fait connaissance au Kenya… en 1933, je crois bien.
— Le señor Hemingway m’a dit qu’ils s’étaient rencontrés en Afrique, oui.
— Et il est vrai que le señor Guest est muy preparado. Vous connaissez cette expression ?
— Si, Très cultivé. Bien éduqué.
— Encore plus preparado que le pense Ernesto, marmonna le médecin. Le señor Guest est un espion.
— Wolfer ? répétai-je, aussi stupidement que la première fois. Pour le compte de qui, docteur ?
— Pour le compte des Britanniques, évidemment. Tout le monde à La Havane l’a vu… »
Ce fut précisément à ce moment-là qu’un gosse de dix ans vêtu de guenilles se dirigea vers nous et porta la main à son front, dans un geste que j’identifiai plus tard comme un salut.
« Je suis Santiago Lopez, señor Lucas », dit-il. Sa chemise était grande ouverte – elle n’avait pas de boutons – et ses côtes nettement visibles. De toute évidence, cela faisait plusieurs jours qu’il n’avait pas mangé. Quelle que soit la raison de sa présence ici, j’allais l’envoyer à la cuisine et demander à Maria ou à un autre domestique de lui servir un bon repas avant qu’il retourne mendier dans les rues de La Havane.
« Oui ? fis-je en m’efforçant de ne pas être trop rude.
— Vous avez convoqué l’agent Vingt-Deux. » Le gamin parlait d’une voix ferme, mais je vis qu’il avait les jambes flageolantes.
Je me tournai vers le Dr Herrera Sotolongo et levai les yeux au ciel. Si j’entretenais encore des espoirs sur l’efficacité de l’Usine à forbans d’Hemingway, ils s’étaient envolés quand j’avais vu que l’on m’envoyait un enfant pour transmettre un rapport.
« Il ou elle n’a pas pu venir en personne ? demandai-je.
— Il ou elle est venu, señor Lucas, répliqua le gamin. Je veux dire, monsieur, je suis venu. Dès que j’ai reçu votre ordre, monsieur. »
Je me tournai de nouveau vers le bon docteur, qui répondit à mon regard inexpressif par un sourire sage mais las, puis je conduisis l’agent 22 à l’ombre des ficus pour l’interroger sur les allées et venues de l’assassin, le lieutenant Maldonado.